Je la voyais passer dans la rue, marchant tête baissée, des lunettes noires toujours vissées sur son regard. Je la connaissais de loin, on se saluait en déposant nos enfants devant l’école. Elle était souriante avant, avant ce drame qui allait traverser sa vie quand celle de son fils lui fut arrachée.
Elle était éteinte désormais. Elle était debout, oui, mais était-elle vivante? Je n’ai pas jamais osé l’aborder, parce que je ne trouvais pas les mots. Que dit-on dans ce cas, qui ne soit pas maladroit?
J’ignorais alors qu’un jour je serais à sa place, que ma vie freinerait aussi brutalement que la sienne.
Ce jour-là, j’ai rejoint le clan des zombies, marchant sans rien voir pendant des heures. Tout s’est effacé. Parole coupée, muette pour ne pas crier l’horreur. Sourde pour ne plus entendre
ces paroles qui se voulaient bienveillantes mais immanquablement à côté de la plaque. Indifférence de sentiment, plus rien que le vide.
Ce vide prend tant de place qu’il écrase tout. Il rend égoïste, insensible à la douleur des proches parce qu’on ne peut partager sa souffrance avec personne. Qui pourrait la comprendre? Les
autres sont devenus brouillard et nous un robot sans âme.
Moi, j’aurais voulu le néant et que tout s’arrête, mais le monde est un petit drôle qui vous oblige à avancer, même si un bout de nous est parti, qui n’existera plus qu’en images fugaces.
Comment reconstituer le puzzle de son soi alors qu’il en manque une des pièces principales? Pourtant, se relever ou tomber, il n’y a que ce choix.
Un jour, une petite flamme s’allume brièvement. Elle est la fraîcheur humide de la truffe du chien qui se glisse dans la main, pour dire que lui est toujours là. Elle est la parole d’une amie
ou un souvenir heureux partagé avec l’absent, elle est n’importe quoi. Le flou des «autres» s’estompe, les redessine à mesure que d’autres flammes s’embrasent. Au début, on ne veut pas les
voir. A-t-on le droit encore de rire, ou rien que de vivre? Mais on s’autorise un sourire, un seul, tout en pleurant de se voir sourire.
Aujourd’hui? L’absence est là, comme une obsession, la nuit, le jour, tout le temps, mais elle a bien voulu faire de la place au reste. Elle n’a pas effacé le «soi» mais l’a recomposé. Me
voilà bien avec ce nouveau moi en kit et sans mode d’emploi. Ikea, es-tu là?
Le vide est devenu une cicatrice qui tire parfois. À l’heure où on sait effacer des rides ou botoxer une bouche, pas un toubib n’a su inventer la Biafine anti-chagrin, c’est bête.
Alors il faut apprendre à apaiser la douleur insupportable, redonner une âme au robot. Et on le fait! Tout ça parce que le monde, ce petit drôle, a mis sur nos chemins des êtres qui nous
tiennent, nous soutiennent et nous portent. Et la réalité, si cruelle qu’elle soit, nous a appris à coups de petites flammes à regarder le monde différemment, à dompter l’oubli, à ré-aimer
les autres et la vie.
𝘗𝘰𝘶𝘳 𝘊. 𝘦𝘵 𝘵𝘰𝘶𝘴 𝘭𝘦𝘴 𝘢𝘶𝘵𝘳𝘦𝘴.
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